■ 1982 conférence de Kenneth White
 
Sur Kenneth White
 
(propos retranscrits)
 
“Nous suivons tous un cheminement excentrique et il n’y a pas d’autre voie.” Hölderlin
 
C’est dans son propre cheminement ex-centré à partir du village d’Ecosse où il est né (“Tous les milieux sont culturellement pauvres, appauvris”) et de la nature qui l’entourait (“bruyères désertes cris de mouettes îles perdues”) que Kenneth White nous a entraînés, sur un territoire qu’il appelle EurAmérAsie dont il a exploré successivement les divers domaines. Méthode poétique afin de remédier au malaise dans la civilisation par une “hygiène de l’esprit”.
 
Après avoir brossé à grands traits le paysage contemporain , la politique dont “on n’espère plus grand chose de radical”, le marxisme, le freudisme, la science en général, la philosophie, tout domaines remis en cause, il a défini deux type de poésie :
“la poésie du Moi où le plus souvent on se contente d’exprimr talentueusement sa maladie, son angoise, et la poésie du Mot où il y a un enfermement dans l’espace littéraire”. Ni l’une ni l’autre ne le satisfont : “ou bien nous sommes enfermés dans notre personne ou bien dans les codes plus ou moins structurés.”
 
“La poésie du monde nous manque horriblement !” s’est-il écrié. “Il y a une dérive des continents dans ma tête ; je tends vers une conception universelle des choses.”  
- Vous êtes idéaliste, lui a-t-on dit ; à quoi il a répondu : “Je suis possibiliste.”
“Je crois qu’il y a un nouvel espace poétique et même la possibilité d’une Pensée poétique. Il y a une socialisation de la poésie dont le mois de novembre à Toulouse est un exemple. Il peut y avoir une politique poétique-écologique. Mais il est nécessaire que les poètes prennent la poésie au sérieux, c’est-à-dire ne se contentent pas de leur talent, mais travaillent. Et il y a un triple travail à faire.
Un travail sur soi, travail psycho-physique analogue au yoga. “Il s’agit de concentrer et de maîtriser l’énergie (éveillée par le mouvement) de l’être complet (la totalité du spectre psychique) et de la placer au centre des éléments nus (la “nature”). Les Portes bleues de Janvier, in Dérives.
 
Un travail culturel car toute culture est partielle. Son propre travail a consisté à repérer les diverses strates (ou domaines culturels) qui font de l’EurAmérAsie une même aire. L’Occident européen, qui s’est constitué contre le monde des Barbares (en particulier la culture Celte refoulée pour ne pas dire détruite), a été nourri de la pensée grecque, de la logique aristotélicienne (ce pourrait être une maladie de la pensée) et du Christianisme avec son refus de la nature (privilégiant le transcendant au détriment du monde : comme une maladie de l’esprit - en ne confondant pas chrétien et christique). Interférences avec l’Orient : la pensée chinoise chez les Idéologues du XVIII° siècle, le “haïku” japonais au milieu de celui-ci. L’Amérique - et non pas les Etats-Unis - comme “pont” entre l’Orient et l’Occident. De fait, la culture archaïque du Nord fut la même en Europe, en Amérique et en Asie ; la culture hyperboréenne des chamanes pré-celtiques qui a perduré jusqu’au seuil des temps nouveaux.
 
Au moment où, dans la poésie de Baudelaire, la culture européenne s’est retournée contre elle-même, pour ne trouver qu’une nature maléficiée (“Les Fleurs du mal”), en Amérique, Walt Whitman, poète du Nouveau Monde et d’un monde nouveau, chantait une nature vive, non entachée par le mal (“Feuilles d’herbe”) :
“C’est la Vie dans l’immensité de ses passions, de sa force et de sa puissance, Joyeuse, formée par les lois divines, pour la plus libre action,
C’est l’Homme Moderne que je chante.”
 
De Whitman, Thoreau a dit : “Il ressemble étrangement aux Orientaux.” Et un Chinois a dit de Thoreau : “Il est le plus Chinois ds auteurs Américains.”
Enfin l’Asie. “Les religions ne m’intéressent aucunement. Le concept de Dieu ne signifie rien pour moi. Ce qui m’intéresse en Orient ce sont les extrêmes, les pensées hétérodoxes ; le Tao, le Yoga, le Zen, en dehors de toute orthodoxie et même de toute pratique, comme une hygiène de l’esprit. La poésie bien comprise est une psychothérapie. La créativité est médecine, analyse, libération (lusis). Au Japon il existe une thérapie où c’est la créativité qui est considérée comme guérison.
 
Un travail intellectuel. Le poète est le penseur d’une autre conscience, conscience océanique ou cosmique. Illustration par le symbolisme des cinq phases de la danse du dieu Shiva. Création : un moi se crée, l’enfant.  
Conservation : on le codifie, on lui donne son discours : langage, famille, société. Destruction : un moment vient où il faut détruire ce moi, le vrai moi est ailleurs (“Je est un autre.”) et continuer malgré tout à vivre, car ce n’est pas d’un suicide qu’il s’agit. Incarnation : une vie “libérée” ; conscience des champs où sujet et objet sont pris. Libération.        
 
“J’ai des discussions plus fertiles avec des physiciens qu’avec certains scientistes de la littérature. Il faut ouvrir le champ ; c’est un travail psychologique, intellectuel, poétique au sens large du mot. L’épistémologie est d’abord une traduction poétique. Dans mon vocabulaire mytho-poétique cet espace s’appelle “Monde Blanc”, au-delà de toutes les inscriptions, au-delà de toutes les définitions, un monde en mouvance, un peu comme un océan ; non pas le blanc de la stérilité, mais le blanc d’une énergie à sa plus grande intensité, blanc comme une vague qui se brise, blanc comme la neige qui tombe. Je crois que c’est cet espace-là qui peut s’ouvrir aujourd’hui.”
 
Pour ex-centrique qu’il soit, le cheminement de Kenneth White n’en est pas moins rigoureux et rien moins qu’erratique. Ses “dérives” nourrissent une pensée qui, même si elle semble proche de celle des poètes californiens - la Beat Generation - en est singulièrement distante (“il leur a manqué une épine dorsale intellectuelle”), une Pensée poétique pensée “dans la proximité à l’origine.” (Heidegger).
 
“Je me contenterai encore de mettre un pied devant l’autre, convaincu que le paradis se trouve à l’intérieur de la réalité la plus ordinaire et des états les plus normaux.”
Les Portes bleues de Janvier, in Dérives.
 
Kenneth White a porté avec lui le vent salubre du grand large et a laissé les embruns de son enthousiasme pour qu’advienne, ici, maintenant, dévoilé par l’expérience du Monde Blanc, le “Territoire de l’Etre.”
 
AXE SUD n° 3  -  1er trimestre 1982