■ 1997-1998 Des vies ordinaires de papiers découpés
 
1 Avant.
Nous n’écrirons pas un roman (ensemble ou chacun pour soi) :
« Imaginer une histoire, des personnages, un conflit sentimental ou social qui exprimera l’univers intérieur de l’auteur : ainsi se résume le cliché, l’instantané de l’écriture vue par l’imagerie publicitaire. » (Tony Duvert : La lecture introuvable, revue Minuit, 1972).
Nous n’écrirons pas non plus le récit de notre vie :
« … pour pouvoir raconter sa vie en partie ou comme une histoire individuelle et obtenir d’être écouté, il faut avoir une place parmi les locuteurs ‘‘privilégiés’’. Il faut faire partie d’un univers social hiérarchisé  où se définit le rapport entre les formes autobiographiques considérées et celles qui ne le sont pas. Autrement dit, pour raconter sa vie, il faut en avoir le droit. »  (Le pacte autobiographique et le destinataire : revue Poétique, 1997)
Nous écrirons entre ces deux pôles parce qu’écrire ce n’est pas seulement crier (donner du sens à l’errance) mais c’est aussi renouer des fils déchirés. Nous tisserons avec des mots et des fragments de vie (pensées, sentiments, citations) des textes pour reconstituer la trame de nos existences, soit par l’avers – littéralement- soit par le revers – fiction - ou plus vraisemblablement les deux en même temps.
 
2 Après.
Les textes rassemblés ici ressemblent souvent à des portraits. Autoportraits. Ceux de leurs auteurs. C’est d’autant plus frappant lorsqu’ils / elles n’en ont écrit qu’un seul … A l’occasion d’un passage, à la faveur d’une halte dans leur existence hâtive et soucieuse. Certain(e)s ont cependant fait étape pour quelques séances. Ces textes nous donnent à lire toute une gamme de sentiments livrés au papier. Désarroi, espérance, perplexité, colère se sont écrits (mieux qu’ils ne se disent) avec les mots que nous avions choisis ensemble. C’était la règle du jeu.
La question n’était pas : pourquoi donner la possibilité d’écrire à des gens qui n’en ont que faire ? Mais la proposition correspondait à ce que dit le sociologue Pierre Bourdieu : « Quand on veut que quelqu’un qui n’est pas un professionnel de la parole parvienne à dire des choses  (et souvent il dit des choses tout à fait extraordinaires que les gens qui ont la parole à longueur de temps ne sauraient même pas penser), il faut faire un travail d’assistance à la parole. » (Sur la télévision, Liber, 1996).
Dans l’atelier d’écriture que La Maison des Chômeurs a proposé à ses usagers pendant plusieurs mois, je me suis fait l’assistant de ceux et celles qui se sont risqué(e)s à dire quelque chose de soi-même (malgré la honte secrète que bien souvent l’acte d’écrire éveille avec le souvenir de l’école et de ses insuccès).
Ce qui est en jeu dans l’écriture (même et surtout si l’on n’écrit pas de la fiction) c’est l’image préalable de soi-même ; cette image (façonnée de bric et de broc) est risquée.
Par comparaison à la chambre noire d’un appareil photographique, dans la « camera obscura » de l’écriture l’image de soi-même devient le négatif d’une photo ultérieure (mais encore virtuelle) …  
Qui dit risque dit peur. Le garde-fou contre le vertige c’est un projet d’écriture, donc peu ou prou d’un livre. Un seul des participants avait un projet. Il a trop écrit pour figurer ici.  
L’enjeu d’un atelier d’écriture est paradoxal dans la mesure où, d’une part, celui/celle qui écrit se retranche du bavardage pour se chercher et s’élaborer à l’intérieur de son propre langage ; mais d’autre part, écrire ensemble c’est constituer un abri pour la parole, c’est-à-dire le lieu d’une véritable solidarité.
Les personnes qui ont abandonné l’ont fait, soit parce qu’elles ont eu peur de se risquer, soit parce qu’elles eu le sentiment  que l’utopie d’une société solidaire n’est plus possible.
Nous avons été quelques un(e)s à y croire.