1992 Exposition de Marc Fonvieille
 
Marc Fonvieille aime la peinture, et, il y a déjà longtemps, je me suis plu à imaginer qu'en d'autres temps il eût été peintre d'icônes. Ceux qui le connaissent savent combien il pratique amoureusement les maîtres anciens et modernes. Or, cet amour est devenu douloureux, non qu'il ait été trahi, mais parce que la peinture se heurtant au monde est détruite par le monde. Il y a des débris de mémoire sur ses toiles sensitives et ces cicatrices ne sont pas moins indécentes que l'adoration est secrète.
Marc Fonvieille peint "en attendant les barbares" comme disait le poète Constantin Cavafy. "Un barbare c'est quelqu'un dont les perceptions manquent à ce point de sensibilité qu'il croit pouvoir appréhender par la pensée, ou par le sentiment, quelque chose qui ne peut être perçu que par le développement de soi et une constante application à atteindre Dieu."
Dès lors l'apparente sobriété de ses toiles est lourde de significations cryptées sous l'épaisseur de voiles successifs dont le sens n'intéresse personne, hormis ceux qui ont besoin de cette langue de hiéroglyphes pour pouvoir contenir le cri que leur inspire le monde et néanmoins percevoir la terrible harmonie qui le rythme.
La peinture de Marc Fonvieille est une peinture d'après la mort de la peinture. Elle accompagne le développement de soi et se survit dans l'amour de peindre.
 
Printemps 1992
 
D ' u n e   d e m e u r e   l ' a u t r e
 
Marc Fonvieille aime la peinture d'un amour, que l'on peut dire sans crainte, absolu. Il eut son premier atelier dès l'âge de huit ans (dans un débarras  - l'on songe au "poète de sept ans")  et, il y a longtemps déjà, je me suis plu à imaginer qu'en d'autres temps il eût été peintre d'icônes. Ceux qui le connaissent savent combien il "pratique" amoureusement les maîtres anciens et modernes., s'appliquant à leurs leçons, s'adonnant inlassablement à la  mimèsis  des classiques. Or cet amour est devenu douloureux, non qu'il ait été trahi, mais parce que la peinture affronte le monde et est détruite par le monde. Il y a des débris de mémoire sur ses toiles sensitives qu'il dit sombrer dans l'oubli, et ces cicatrices ne sont pas moins indécentes que l'adoration est secrète.
 
Marc Fonvieille peint "en attendant les barbares" comme disait le poète Constantin Cavafy. "Un barbare c'est quelqu'un dont les perceptions manquent à ce point de sensibilité qu'il croit pouvoir appréhender par la pensée, ou par le sentiment, quelque chose qui ne peut être perçu que par le développement de soi et une constante application à atteindre Dieu." Dès lors l'apparente sobriété de ses toiles est lourde de significations cryptées sous l'épaisseur de voiles successifs dont le sens n'intéresse personne hormis ceux qui ont besoin de cette langue de hiéroglyphes pour pouvoir contenir le cri que leur inspire le monde et néanmoins percevoir la terrible harmonie qui le rythme.
 
"Les peintres du Quattrocento ont-ils ouvert la fenêtre de la peinture pour qu'aujourd'hui, après plusieurs siècles, nous apercevions le mur d'en face ?" interroge-t-il. Cette fenêtre est celle que nous nommons la première maison, la maison de la  ratio, de la géométrie euclidienne et de la peinture telle que le  Quattrocento précisément l'a définie : "cosa mentale", chose mentale. De cette maison, Marc Fontvieille a gardé les couleurs orange et bleue (l'orange d'anges dans le bleu du ciel, ou l'inverse) telles celles du Maître d'Avignon, Enguerrand Quarton.
 
En face de cette maison, le mur d'une autre maison, énigmatique ou interdite. Entre les deux maisons s'étendent "lacs, montagnes, plaines, mers, forêts, canyons, déserts, rivières, steppes, toundras, savanes, collines, dunes, jungles, sources, marais, landes, plateaux, vallées, gorges, fleuves, chaos, causses, glaciers, banquises, neiges, plages, falaises, bayous, sommets, sous-bois, prairies" ... Entre les deux maisons s'étendent les lieux et contrées qui sont la géographie naturelle et non l'espace homogène de la physique ;  s'étendent les dimensions singulières de la nature où la peinture, depuis les Impressionnistes, s'est aventurée.
 
Une partie du travail de Marc Fonvieille, travail sans doute transitoire, a consisté à investir dans ce  no man's land  des lieux anciennement construits puis abandonnés et retournés à la nature, lieux où il travaillait avec ce qu'il trouvait sur place. Ces débris quelconques, il essayait de les amener au symbolisme traditionnel qui excède largement la tradition historique quand on sait que la peinture existe depuis les grottes du Paléolithique.
"Suivre la piste des bisons depuis la voie abandonnée du chemin de fer ..."
Ce faisant, il s'agit de déplacer le centre de gravité de notre "monde". Une façon de tenter de remédier à la défaite de l'homme contemporain. Une façon de s'approcher de l'autre maison.
 
La seconde de ces maisons est celle dans laquelle la peinture, depuis le début du siècle, essaie d'entrer. Mais nous apercevons seulement le mur d'en face. On ne séjourne pas dans cette demeure. Tout au plus y fait-on , tels des voleurs de feu, des incursions - qui peuvent être sans retour. Si la première maison peut être symbolisée par un carré, la seconde l'est par une spirale. Elle est la demeure de "l'autre pensée", la pensée mytho-poïétique (la philosophie naturelle des hermétistes, peut-être, dont se nourrissent nombre de nos contemporains.).
 
Dans la peinture de Marc Fonvieille l'Ange est la figure allégorique de ce trajet paradoxal - ou à rebours - qui consiste à ramener au jour l'or de la vision nocturne au risque que la vision disparaisse ou à celui tout aussi cruel de perdre la vue. Non hypothétique mais aléatoire, cet ange est un peu semblable à celui que Paul Klee a dessiné ("Angelus Novus") et dont Walter Benjamin (qui en était possesseur) a dit qu'il "semble avoir pour dessein de s'éloigner du lieu où il se tient immobile". Immobile dans la tourmente de l'Histoire. Immobile dans la catastrophe. Point d'infime équilibre et cependant point d'ancrage.
 
De la même façon qu'elle laisse deviner des images sacrifiées (comme une archéologie), la peinture de Marc Fonvieille est à l'écoute des Amérindiens (dont les coutumes sont vieilles de 70 000 ans) et dispose à accueillir ce que l'on avait voulu faire disparaître, à savoir une autre compréhension et un autre rapport à la nature.
Le thème de l'Ange désigne aussi cette autre intelligence vouée à la beauté.
La peinture de Marc Fonvieille est une peinture d'après la mort de la peinture. Elle accompagne le développement de soi et se survit dans l'amour de peindre.
 

Printemps 1992
 
U n e   a r c h é o l o g i e   d e   l a   p e i n t u r e
 
Une figure humaine, de profil, assise au sol, les mains aux pieds, contenue dans un carré ;  le corps est déformé pour accentuer l'exiguïté de cet espace et suggérer la souffrance que cela doit entraîner. Ce corps est lui-même troué d'un carré dans lequel se trouve un autre carré en abîme.
Corps d'un martyr moderne ? Évocation de saint Jérôme au désert ?  Corps torturé par la grille de la rationalité qui l'enferme ou à laquelle il se plie pour prendre forme ?  Ou tout simplement un corps de sable comme mis à l'épreuve par le quadrillage de carrés bien perpendiculaires ? Et comme un corps de sable ne saurait nous toucher il est percé d'un carré dans lequel il s'en trouve un autre pour marquer la cruauté et pérenniser le supplice. À moins que ce ne soit juste pour indiquer l'absence de profondeur de champ puisque le paysage, ou détail depaysage (il semble s'agir de roche) avec lequel il compose la figure est sans perspective, presque en deux dimensions.
Impossible d'affirmer que cette figure est sur un fond car ce peut aussi bien être le contraire ; il n'y a pas prééminence de l'une par rapport à l'autre. Ce "paysage" qui s'effrite est un paysage hanté pourrait-on dire car on y discerne de vagues formes d'anges ou de fantômes.
"Je peins une époque barbare", dit  Marc Fonvieille. Époque où le peintre, tel un héros, est gagné par l'altérité, contaminé par ce que Platon nommait (mauvaise) mimèsis et René Girard violence sacrificielle. D'où ces toiles de prime abord maculées et informes à l'image du désarroi de l'homme écartelé entre doute et certitude dans un monde qui ne cesse de se déployer et de se fissurer.
il n'est plus temps de construire des systèmes et des perspectives symétriques. La vitesse ne nous accorde plus que des perspectives cavalières. Le désastre est là. Il a lieu ici même. Ce n'est pas le chaos pour lui-même qui importe, mais ce qui y est en dessein, à même de devenir.
Ce que peint Marc Fonvieille n'est pas une peinture sans référent qui ne nous livrerait que l'émotion du picturant - douleur, effroi ou jubilation.  Ce qui s'y joue c'est ce qu'il appelle la réconciliation des contraires. "Le cercle et le carré", dit-il.
Cette réconciliation a-t-elle lieu d'être ?
Sans doute est-il partagé entre la fascination qu'exercent les couleurs dans leur splendeur minérale et la répulsion qu'inspire la décomposition des formes. Cependant cette synthèse idéale entre l'idée et la matière Yves Klein ne l'a-t-il pas atteinte avec "IKB" , Point limite où le tableau est devenu paysage (ou portrait ou nature morte, indifféremment) du produit lui-même. Du produit seulement.
Sur les toiles de Marc Fontvieille on discerne des vestiges ou des traces d'images dont on pourrait dire qu'elles sont en souffrance. Peint-il des ruines de paysages comme au 18ème siècle on peignait des ruines de palais ?  Ou bien peint-il dans un monde en ruines des paysages énergumènes avant-coureurs d'une nouvelle épiphanie de la nature ?
 
Sa manière d'appréhender la matière picturale ressemble à celle d'Alexander Cozens qui, en ce même 18ème siècle, composait des paysages à partir de taches en faisant émerger la texture d'un magma initial. Si ce n'est qu'au rapport figure-fond s'est substitué un recto et un verso mis sur le même plan. Comme l'on a pu voir simultanément la face et le profil de visages.
De plus, s'il utilise ce procédé empirique il n'en rejette pas pour autant le constructivisme. En effet, un carré et un rectangle se retrouvent sur toutes ses toiles. Ce sont ces figures "totémiques" qui permettent le dépôt et la sédimentation de signes parfois aléatoires et parfois secrètement concertés renvoyant à une archéologie de la peinture. Par exemple, Joachim Patinir pour les chaos rocheux des baux en Provence.
Sur certaines toiles des morceaux de peau d'orange constituent comme un point d'ancrage dans la réalité "ordinaire", établissant un pont entre le tableau et ce qui se trouve hors de lui - son éventuel référent. S'il y a antagonisme (ou inconciliable), je croirais plus volontiers qu'il est entre la toile (et son châssis) - qui demeure espace de représentation, quoiqu'on en dise - et ce qui précède ou excède la représentation : l'existence et le vivant protéiformes.
Ainsi se comprend la démarche qui consiste à occuper un espace hors de la toile, mais proche, en une installation. Ce qui est mis en oeuvre dans le rapport représentation-installation, pour le dire au passage, c'est cette tension de l'existence qui n'a d'autre recours que celui de s'exprimer tout en étant réfractaire à la surface plane.
Le mot "orange" a été l'inducteur de l'installation qui met en évidence tout ce qui concourt à la commercialisation du fruit. Non sans une certaine ironie plastique. On peut y voir des fragments (didactiques) d'une nature morte. L'art n'est-il pas le moyen d'échapper au tragique ? Quant à l'orange elle peut aussi bien rappeler et ranimer l'esprit de la terre fossilisée dans la mythologie ("pommes d'or des Hespérides") et devenu souterrain.
 
Car Marc Fontvieille est un peu semblable à ces anciens Chinois (taoïstes) qui allaient se recueillir à l'intérieur de grottes (centre matriciel de la terre où espace et temps convergent). Il extrait du sol ou de la roche du sable dont il épaissit ses couleurs. Il n'est certes pas le seul à faire cela. mais il procède dans des sites naturels qui furent habités pendant la préhistoire et il renoue ainsi avec une antique tradition proche de celle des Amérindiens qui lui sont chers. Rituel avant d'habiter le paysage ou afin d'y parvenir à la faveur d'infimes détails, d'interstices par où s'évader de l'autre côté du statu quo matérialiste, suggérant ainsi l'appel de l'invisible.
Cette peinture n'est paradoxale qu'en apparence ;  elle ouvre sur l'au-delà de la peinture : le milieu du monde.