I - L'écriture plurielle
 
Réparer le monde
 
“La fonction de l'artiste est ainsi fort claire : il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient”, écrivait Francis Ponge en 1950 (Le murmure in Méthodes (1961).
 
Réparer le monde en nous
 
Christiane Singer, citant Cervantès, en donne un commentaire implicite : << Il ne s’agit de rien d’autre que de “réparer le monde en nous”.>>  
 
(Nouvelles clés, n° 17 / printemps 1998)  
 
-> l’atelier de Piet Mondrian  
 
De façon analogue à Cézanne qui disait vouloir “traiter la nature par le cube, la sphère et le cylindre”, à Kandinsky, Malevich, Klee et Mondrian, qui ont proposé d’autres éléments de base - et en transposant -  
l'écriture telle que je la pratique est abordée à partir de ses éléments de base ou fondamentaux :
 
l'instance d'énonciation ou Les deux bords de la mémoire  
 
l'identité narrative ou Les deux lignes du corps  
 
l'univers diégétique ou La forme du monde / le monde flottant  
 

L’atelier de Mondrian devint le support scénographié dont les toiles devinrent des fragments :
des carrés et des rectangles blancs, délimités par des lignes droites noires. Il y ajoutait uniquement du bleu, du jaune et du rouge. Ascèse des trois couleurs primaires.    
 

L’atelier de Piet Mondrian  
 
Au printemps 1920, à Paris où il publia "Le Néo-Plasticisme", Piet Mondrian (1872-1944) pensa mettre fin à sa carrière d'artiste par amour du blanc [de la couleur blanche] et envisagea de devenir jardinier dans le sud de la France.
Quel paradoxe : abdiquer, renoncer à son oeuvre pour la nature qu'il détestait tant !
Aurait-ce été une défaite ?
Cela signifie-t-il qu'un jardinier n'aime pas la nature ?
Ou que l'amour qu'il lui porte est contre-nature ?
Ou bien que Mondrian eût été un piètre jardinier ?
Mais [il se trouve qu’]on lui commanda des peintures de fleurs.[des tableaux représentant des fleurs]
Hasard ? Destin ? Concours de circonstances ?
Alors, il en installa une, artificielle, dans son atelier. Et cet atelier devint le support dont les toiles furent des fragments ; des carrés et des rectangles blancs délimités par des lignes noires. Il y ajoutait uniquement du bleu, du jaune et du rouge : les trois couleurs primaires. Ascèse.
On peut supposer qu'il était heureux lorsqu'il mourut à New-York. Il avait fini par supprimer les lignes noires et avait utilisé du ruban adhésif pour les lignes colorées. Le contraire du vitrail ...
Il pensait arriver à une ère nouvelle où l'art disparaîtrait car la vie ne manquerait plus d'équilibre ni de beauté.
"La vie matérielle ne sera pas éternellement condamnée au tragique", écrivait-il en 1942 ; sa prophétie n'a pas franchi le seuil de son atelier.”
 

-> la littérature comme utopie du langage
 
Une petite maison d’écriture  “
 
... la seule patrie réelle, le seul sol sur lequel on puisse marcher, la seule maison où l’on puisse s’arrêter et s’abriter, c’est bien le langage, celui qu’on a appris depuis l’enfance. Il s’est agi pour moi, alors, de réanimer ce langage, de me bâtir une sorte de petite maison de langage dont je serais le maître et dont je connaîtrais les recoins. Je crois que c’est cela qui m’a donné envie d’écrire.”
 
Michel Foucault : Entretien avec Claude Bonnefoy (1966)
 

II - L'écriture de soi
 
Lire / écrire  
 
“Celui qui lit est prêt à tout moment à devenir quelqu’un qui écrit, à savoir quelqu’un qui décrit et prescrit ; chaque compétence concrète du connaisseur ouvre un accès au savoir-écrire : en bref, le travail lui-même prend la parole ; sa représentation constitue une part du savoir qui est requise pour qu’il soit exécuté ; la compétence du connaisseur littéraire se fonde non dans [la consommation mais dans] la pratique de la phase de travail et devient ainsi populaire ; le caractère populaire de l’écriture se règle non pas sur la consommation mais sur la production, par conséquent sous le rapport du métier.”  
 
Walter Benjamin : Ecrits autobiographiques (1990 pour la traduction française)
 
À l’époque où j’ai commencé à écrire, le mot “écriture” n’existait pas dans la langue française.”
 
Georges Perec : conférence devant des étudiants à l’université de Warwick (5 mai 1967)    
 


Ecrire
 
« Écrire, ce n’est pas exprimer ou communiquer, ni même dire, moins encore, comme le serinent trop d’esprits forts de nos jours, “produire du texte”. C’est vouloir donner forme à l’informe, quelque assise au changeant, une vie - mais combien fragile, on le sait - à l’inanimé. »  
 
Jean-Bertrand Pontalisdu : La Force d’attraction (1990)  
 
Ainsi peut-on comprendre, qu’au pire, “écrire c’est n’être personne” ou, au mieux, être “en passe de devenir écrivain”. Marguerite Durasp.  
Elle dit aussi : “Ecrire c’est tenter de savoir ce qu’on écrirait si on écrivait - on ne le sait qu’après - avant, c’est la question la plus dangereuse que l’on puisse se poser. Mais c’est la plus courante aussi.”  
 


Présentation d'une anthologie :
 
... des vies ordinaires de papier découpé
 
Les textes rassemblés ici ressemblent souvent à des portraits. Autoportraits. Ceux de leurs auteurs.
C'est d'autant plus frappant lorsqu'ils/elles n'en ont écrit qu'un seul ...  À l'occasion d'un passage, à la faveur d'une halte dans leur existence hâtive et soucieuse. Certain(e)s ont cependant fait étape pour quelques séances. Ces textes nous donnent à lire toute une gamme de sentiments livrés au papier. Désarroi, espérance, perplexité, colère se sont écrits (mieux qu'ils ne se disent)  avec les mots que nous avions choisis ensemble. C'était la règle du jeu.  
 
La question n'était pas : pourquoi donner la possibilité d'écrire à des gens qui n'en ont que faire ?  Mais la proposition correspondait à ce que dit le sociologue Pierre Bourdieuf :
"Quand on veut que quelqu'un qui n'est pas un professionnel de la parole parvienne à dire des choses (et souvent il dit des choses tout à fait extraordinaires que les gens qui ont la parole à longueur de temps ne sauraient même pas penser), il faut faire un travail d'assistance à la parole." (Sur la télévision, Liber, 1996)
Dans l'atelier d'écriture que la Maison des Chômeurs a proposé à ses usagers pendant plusieurs mois, je me suis fait l'assistant de ceux et celles qui se sont risqué(e)s  à dire quelque chose de soi-même (malgré la honte secrète que bien souvent l'acte d'écrire éveille avec le souvenir de l'école et de ses insuccès ...).  
 
Ce qui est en jeu  dans l'écriture (même et surtout si l'on n'écrit pas de la fiction)  c'est  l'image préalable de soi-même ; cette image (façonnée de bric et de broc) est risquée  ...  
Par comparaison à la chambre noire d'un appareil photographique, dans la "camera obscura"  de l'écriture, l'image de soi-même devient le négatif d'une photo ultérieure (mais encore virtuelle) ...
Qui dit risque dit peur. Le garde-fou contre le vertige c'est un projet d'écriture, donc peu ou prou un livre. Un seul des participants avait un projet. Il a trop écrit pour figurer ici.  
 
L'enjeu d'un atelier d'écriture est paradoxal dans la mesure ou, d'une part,  celui/celle qui écrit se retranche du bavardage pour se chercher et s'élaborer à l'intérieur de son propre langage ;  
mais d'autre part,  écrire ensemble c'est constituer un abri pour la parole, c'est-à-dire le lieu d'une véritable solidarité.  
 
Les personnes qui ont abandonné l'ont fait, soit parce qu'elles  ont eu peur de se risquer, soit parce qu'elles ont eu le sentiment que l'utopie d'une société solidaire n'est plus possible. Nous avons été quelques un(e)s à y croire.    
 

Présentation d'une anthologie :
 
Il y a toujours un lendemain ...
 

“Terribles sont les existences que nous menons, jalonnées de ruptures mortelles. Ecrire a au moins le mérite de suturer les blessures de l’âme. Ainsi il y a toujours un lendemain possible. Tout au long des séances nous nous attachons à donner forme à des émotions et à des sentiments. On n’écrit jamais que le deuil de ce qui est en train de passer ou de ce qui est passé - ce que l’on n’a pu retenir et qui a été englouti dans le vortex du temps. Cependant les histoires ne se terminent jamais, elles sont infinies...”
 
L’écriture de soi
 
Michel Foucault la définit telle qu’elle était pratiquée dans l’antiquité tardive :  
« Parmi les tâches que définit le souci de soi, il y a celle de prendre des notes sur soi-même - que l’on pourra relire -, d’écrire des traités et des lettres aux amis, pour les aider, de conserver ses carnets afin de réactiver pour soi-même les vérités dont on a eu besoin. »  
 
L’écriture de soi ne se confond pas avec l’écriture du moi telle qu’on l’entend actuellement, elle implique la “part d’autrui” comme dit Walter Benjamin.  
 

L'intime / l'extime
 
L’extime : c’est Claude Roy qui a inventé ce néologisme et Michel Tournierl se l’est approprié, Journal extime (2002). Il dit que c’est le contraire d’un journal intime. En effet, l’extime c’est ce que de soi on peut dire à autrui, étant entendu que  “la vérité je la dis. Mais ne la dis pas toute.” Jacques Lacan. L’intime c’est donc la limite du “pacte autobiographique”.  
 
L’écriture de “l’écriture de soi” ressemble davantage à un “ego expérimental” (Milan Kundera) qu’à de l’auto-fiction (très en vogue). On peut même aller jusqu’à dire qu’il s’agit de soi-même comme d’un autre au sens où l’entend et le définit Paul Ricoeur : « la tenue d’un rôle dans une pièce que nous n’avons pas écrite et dont l’auteur, par conséquent, recule au-delà du rôle. »  
 
Soi-même comme un autre (1990)      
   
Une petite maison d'écriture
De l'écriture plurielle à l'écriture de soi, de l'écriture de soi à l'écriture plurielle.
"Des vies ordinaires de papier découpé"


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